La responsabilité de l’Etat concernant l’explosion du port de Beyrouth


Introduction

L’article 20 de la constitution libanaise a consacré le droit au recours, qui dispose le suivant “Le pouvoir judiciaire fonctionnant dans les cadres d’un statut établi par la loi et assurant aux juges et aux justiciables les garanties indispensables, est exercé par les tribunaux des différents ordres et degrés. La loi fixe les limites et les conditions de l’inamovibilité des magistrats. Les juges sont indépendants dans l’exercice de leur magistrature. Les arrêts et jugements de tous les tribunaux sont rendus et exécutés au nom du Peuple libanais.” De plus, l’arrêté instituant le Conseil d’Etat libanais de 1924 affirme que cette juridiction “est compétente pour juger les actions en indemnité dirigées contre l’Etat en matière de concession de services publics”. D’ailleurs, dans une décision numéro 5/2000, le Conseil d’Etat a interprété cet article comme étant applicable même à la juridiction administrative, les juges et magistrats sont indépendants dans l’exercice de leur fonction.   En se basant donc sur le droit public on n’a aucun doute sur la compétence du Conseil d’Etat concernant l’affaire de l’explosion du port de Beyrouth, puisque ce port est un service public administratif. L’Administration centrale est donc responsable de tous les dommages résultants de la mal gestion du port. Néanmoins, on ne peut intenter un recours devant le conseil d’Etat qu’à l’occasion d’une décision prise par l’Administration, c’est ce qu’on appelle le recours en annulation; en même temps, il faut savoir que la définition de la décision administrative est assez large de façon à ce que l’abstention de la prise de décision consiste aussi en une décision à proprement parler.

Comme le conseil d’Etat est compétent concernant l’engagement de la responsabilité de l’Etat pour les dommages résultant de l’explosion, il est bien évident que cette responsabilité sera décidée par le juge. Vu que le citoyen doit prouver la réalité du préjudice, ce sera un recours devant le conseil d’Etat en indemnités, en responsabilité, en d’autres mots aussi, un recours en pleine juridiction (REP), ceci implique que le juge administratif dispose des pouvoirs normaux et peut indemniser, de plus le requérant doit faire appel à un avocat (c’est d’ailleurs l’une des conditions pour intenter un recours contre le conseil d’Etat, le cabinet de l’avocat est d’habitude le domicile choisi du requérant).

Mais, on est dans un phénomène de pleine généralisation de la responsabilité de l’Etat, et ceci en témoignant la naissance d’administrations qui octroient des indemnités sans passer devant le juge, parfois aussi dans un but d’équité : c’est ce qu’on appelle “la socialisation du préjudice subi”.

On en a un exemple frappant au Liban : le conseil des déplacés, institué par une loi du 21 novembre 1987, il a pour rôle d’allouer des dommages-intérêts aux déplacés dû à la guerre civile. L’administration des déplacés a été désormais dotée d’un ministère, il s’agit d’assurer le retour dans la région et village des déplacés, il s’agit aussi de sécuriser leur situation sociale et économique depuis 1993. Alors pourquoi mentionner cet exemple ? Il faut savoir que plus de 300 000 personnes ont été déplacées à cause de l’explosion. Cette administration dotée d’un ministère peut très bien jouer son rôle maintenant et non seulement pour les raisons de la guerre civile.

L’administration peut décider d’accorder des indemnités comme de ne pas le faire. La naissance d’administrations spécialisées n’exclut pas le recours judiciaire, et sa décision sera susceptible de recours en pleine juridiction. En plus de tout cela, le citoyen peut intenter deux actions, d’abord demander des indemnités au ministère des déplacés et il peut en plus faire un procès en responsabilité contre l’Etat parce qu’il a commis une faute en n’assurant pas la sécurité des libanais. On a donc deux hypothèses différentes : dans la première le citoyen ne met pas en cause la responsabilité de l’Etat, il demande juste indemnisation pour son préjudice. Dans la seconde (cad dans le cas où le citoyen demande des indemnités et engage la responsabilité de l’Etat), on est dans une situation cumulative.

En plus du ministère des déplacés, existent des textes envisageant de manière claire la responsabilité de l’Etat en droit libanais. En outre, la jurisprudence a été assez timide, un arrêt de 1929, CEL, Vincent DAYÉ “on ne serait admettre une responsabilité générale de l’Etat sans entraver la marche des services publics et exposer par là le trésor public a de graves dangers, le Liban est un pays jeune qui n’a pas encore une organisation administrative adéquate.”, pour ensuite rencontrer un revirement en 1943 dans un arrêt Najem  ou il est écrit ceci “il est constant que l’administration est responsable au même titre que les particuliers, des dommages résultant de son activité.”. Le CEL dans cette jurisprudence fait un parallèle entre la responsabilité administrative et la responsabilité civile il parait, en se basant sur cette jurisprudence les parlementaires doivent être poursuivis pour tout préjudice sans autorisation de la Chambre et les ministres peuvent être interrogés par le juge judiciaire et non pas devant la Haute-Cour comme le prévoit l’article 71 de la constitution libanaise, en d’autres termes, on n’aurait pas eu besoin d’une juridiction spéciale si on admet que l’administration est responsable au même titre que les particuliers. Alors pourquoi n’a-t-on pas admis cette jurisprudence ? Les facteurs peuvent varier : une mal connaissance de nos parlementaires de la juridiction administrative, le fait que pas tous les députés sont juristes, et peut-être pour des raisons politiques aussi.

Bref, pour que le citoyen engage la responsabilité de l’Etat concernant l’explosion; il y a des constantes qu’il doit établir (I), pour ensuite engager sa responsabilité pour faute du fait de la présence de nitrate et de la mal gestion  du port (II) et sa responsabilité pour risque du fait de son négligence (III).

Les constantes de la responsabilité administrative

Le requérant pour engager la responsabilité de l’Etat doit prouver son préjudice, et le lien de causalité entre le dommage qu’il a subi et l’explosion qui a eu lieu le 4 aout de l’année dernière.

Concernant le préjudice, le requérant cherche à obliger l’Etat, or normalement le juge administratif ne peut pas enjoindre ou ordonner à l’administration de réparer et c’est la raison pour laquelle le procès administratif débouche sur une réparation en argent. De plus, la loi du 22 octobre 2020 sur les régions endommagées par l’explosion a fait le droit aux dommages-intérêts matériels de la compétence du législateur, le Conseil d’Etat ne peut pas accorder des indemnités pour les dommages matériels subis vu le nombre des personnes lésées et parce qu’en second lieu, l’explosion est considérée comme étant un acte de guerre: la loi n’a même pas parlé des dommages moraux: troubles psychiques, l’atteinte à la dignité humaine et le droit à la vie. Il ne faut pas oublier aussi le préjudice par ricochet surtout les ayant-causes des victimes et la peine qu’ils ressentent. Et en regardant le droit français, le Conseil d’Etat avait essayé certains raisonnement puisqu’il est très difficile de chiffrer la peine morale, il a accepté d’indemniser l’atteinte a la réputation, les préjudice de nature esthétiques, bref, la partie sociale du patrimoine morale, cette expression était lue dans certains arrêts, et cela est plus facile d’être chiffré, et il a aussi souverainement décidé que l’évaluation du dommage se ferait à la date du jugement et non pas à la date dans laquelle le dommage a eu lieu.

S’agissant du lien de causalité il est parfois difficile à prouver aussi, mais il y a des textes importants en droit libanais qui impliquent qu’une présomption de causalité existe. L’administration a en premier lieu violé l’article 205 du code des douanes qui dispose le suivant: “il n’est pas possible de stocker dans les entrepôts publics les marchandises et produits suivants : la poudre à canon, les explosifs, les matériaux inflammables, et des produits dont la présence dans l’entrepôt lexpose à des dangers ou qui peuvent nuire à la qualité d’autres produits et marchandises.” En second lieu aussi le décret n°4917 du 24/03/1994: « Le stockage de plus de 100 tonnes de nitrate d’ammonium relèvent des installations de classe A qui du fait de leur dangerosité doivent être tenues à l’écart des habitations. » enfin la loi n°444 sur la protection de l’environnement qui nécessite une étude d’impact préalable et nécessaire et une approbation expresse par le Ministère de l’Environnement. En absence d’étude d’impact, il est de la responsabilité du Ministre de l’environnement de mener une enquête concernant l’impact de l’activité sur l’environnement et de le protéger en cas de menace.

Tous ces textes nous montrent le lien de causalité entre l’explosion de l’ammonium et le dommage subi par les victimes, ce qui nous conduit à engager la responsabilité de l’Etat pour faute et sans faute aussi.

La responsabilité de l’Etat pour faute

En droit libanais l’hypothèse la plus fréquente de faute est le mauvais fonctionnement du service public, on n’en a beaucoup d’ailleurs, on peut dire que la durée excessive de jugement peut être considérée comme étant un dommage moral (principe institué par la décision Blin rendu en 2007 par le Conseil d’Etat français), la justice tardive doit être considérée comme un déni de justice; un jugement dénonçant un fonctionnaire, ministre, parlementaire ou quoique responsable qu’il soit devrait amener ne serait-ce qu’un peu de réconfort et consolation aux familles des victimes, la justice qui ne juge pas dans un délai raisonnable est dans l’illégalité puisqu’il y a un principe qui impose un délai raisonnable de jugement, des l’instant ou il y a illégalité il y a faute.

On a aussi une seconde hypothèse (aussi instituée en droit français) qui est le mauvais entretien du service public, le port en est un, reste à savoir le pourquoi de la présence d’ammonium dans ce port-là.

Ce qui nous condition à parler de la responsabilité de l’Etat pour risque du fait de son négligence.

Responsabilité de l’Etat pour risque

Il est bon de relever qu’en droit français il y a une jurisprudence importante qui a considéré qu’une personne qui vient aider l’administration, c’est un bénévole, elle a donc droit a une indemnité dès l’instant où elle subit un préjudice; c’est le cas des victimes pompiers qui ont essayé mettre fin à l’incendie qui a eu lieu 40 minutes avant l’explosion de l’entrepôt d’ammonium.

L’Administration a fait preuve de négligence non seulement vis-à-vis de l’entrepôt du Nitrate mais aussi vis-à-vis de sa gestion des risques suite à l’incendie, sachant que près de 40 minutes séparaient l’incendie de l’entrepôt à son explosion. L’Administration, en connaissance de cause du risque d’explosion, a négligé: – L’évacuation de la zone portuaire – La fermeture de routes adjacentes – L’incitation aux citoyens de prendre les mesures de protection nécessaires.

Enfin, il est aussi pertinent d’ajouter que le Conseil d’Etat a consacré dans une décision du 3 mars 2014 un droit naturel de savoir aux ayants-cause des déplacés et les disparus post la guerre civile libanaise; alors pourquoi ne pas consacrer ce droit cette fois concernant le crime du 4 aout 2020?

Il faut se rappeler, la justice tardive est un déni de justice lui-même.


Maria Jabbour
Maria Jabbour

USJ
Je m’appelle Maria Jabbour, étudiante en Master 1 droit des affaires à l’Université Saint Joseph de Beyrouth. Pourquoi ai-je choisi le droit ?

“Dura lex, sed lex” signifie “La loi est dure, mais c’est la loi”; personne n’est au dessus de la loi ; même si quelques uns évitent de l’observer, elle est toujours là.

Depuis mon plus jeune age, je voulais intégrer le droit ; j’ai toujours senti que c’était ma vocation, mon appel personnel. Être juriste, n’est pas seulement une spécialité, le droit est un Message à faire parvenir, voire une mission. Être juriste selon l’un de mes professeurs de faculté “est le fait de porter la blouse blanche du droit”, la société est un laboratoire et le juriste doit être là pour détecter toute difficulté et carence ; le droit est donc une façon de penser, voire les choses, et un aperçu de l’architecture de la pensée.